13.12.2020
Penser la singularité avec Marc Halévy
Mes rencontres avec Des Singuliers sont une manière d’enquêter sur les sujets de l’identité et de la singularité. Pour nourrir nos réflexions, je vous propose d’ouvrir une grande conversation autour de ces thèmes. Ainsi, à l’issue de chaque Singulier, j’inviterai des penseurs.ses à réagir et partager leur questionnement et leur savoir afin de nous offrir des éclairages et des pistes de réflexion.
Pour ce premier Singulier, je suis très heureuse et honorée d’accueillir le physicien et philosophe Marc Halévy. Conférencier, expert et auteur sur les thèmes de la complexité, de la prospective, de la spiritualité et de la révolution numérique, Marc Halévy est diplômé de l’école Polytechnique de Bruxelles, ainsi que d’un MBA et de deux parcours doctoraux, l’un en physique théorique et l’autre en philosophie des spiritualités. Il a débuté sa carrière en tant qu’élève d’Ilya Prigogine, physicien d’exception qui a obtenu le prix Nobel en 1977. Marc a publié des dizaines et des dizaines de livres, des centaines et des centaines d’articles.
Vous pourrez en découvrir plus sur lui via son site web : noetique.eu.
Préalable
Ma spécialité, c’est la physique des processus complexes qui ne sont pas des assemblages mécaniques de petites pièces préfabriquées (des atomes) comme on fabrique une automobile. Les systèmes réels comme toi et moi, comme cet arbre, sont des organismes qui poussent de l’intérieur en interaction permanente avec leur extérieur. Il en va de même pour une galaxie ou une étoile, ou pour un cristal minéral ou une biomolécule. Tout est processus en marche. Même l’univers pris comme un Tout qui est un processus unique qui enveloppe, porte, nourrit et transcende tous les processus singuliers (y compris toi et moi, et cet arbre) qui s’y tissent et le forment et le font s’accomplir.
Et tous les processus complexes se développent et s’accomplissent selon la même et unique logicité, mais chacun à sa manière propre. Pour comprendre cela, il faut entrer quelque peu dans le modèle général de chaque processus complexe, de ses trois domaines de développement et des six pôles qui les font évoluer.
Voici :
- Il y a son domaine spatial (nous disons « topologique ») qui induit une tension bipolaire entre l’intériorité (l’individuation, le quant à soi, la tendance autarcique) et l’extériorité (l’expansion, les échanges – matériels et informationnels – avec tout le milieu ambiant, la tendance intégrative).
2. Il y a le domaine temporel (nous disons « dynamique ») qui induit une tension bipolaire entre l’accumulation (patrimoniale et mémorielle) et l’accomplissement (la réalisation de la vocation profonde, du projet de vie, le goût du perfectionnement de soi).
3. Il y a le domaine organisationnel (nous disons « eidétique ») qui induit une tension bipolaire entre la dilution (la fusion dans et avec le milieu ambiant, l’effacement de toute singularité, la conformité entropique) et la construction (l’élaboration néguentropiques de structures et comportements de plus en plus complexes, l’engendrement d’émergences inédites).
Comment définiriez-vous le concept d’identité ?
Ce qu’il faut retenir d’essentiel, à ce stade, c’est qu’il n’y a pas à choisir entre ces six pôles. Ce sont des « données » universelles qui habitent tout processus (toi et moi, et cet arbre, et notre galaxie). En revanche, la façon dont chacun de ces six pôles s’exprime dans chaque processus est unique et singulière : ta vocation n’est pas la mienne, ton vécu mémorisé n’est pas le mien, ta sensibilité d’échange avec le monde n’est pas la mienne, tes méthodes intellectives ne sont pas les miennes, etc …
C’est précisément cette expression particulière et unique des six pôles processuels chez chacun, qui forge son identité.
A ce stade, il faut bien comprendre que chacun doit faire l’effort (« Connais-toi toi-même ») de désigner, de connaître, de décrire ses propres six pôles fondateurs : chacun a sa propre mémoire héritée (les gènes) ou acquise (la culture), chacun a sa propre vocation de vie (qui se révèle, souvent, au début de l’adolescence et qui, quelque part, forge sa « mission de vie à accomplir » que la joie de vivre récompensera), chacun a sa propre sensibilité sensitive (analytique c’est-à-dire rapportée à tel être ou objet ou situation particuliers) et intuitive (holistique c’est-à-dire connectée à la totalité et à la globalité des situations), chacun a sa propre intelligence, tant structurante (pour mettre de l’ordre dans le magma des ressentis et des données mémorisées) que créative (pour créer du nouvel ordre là où il en manque).
Il va sans dire que l’identité de chacun, ainsi définie en six pôles, n’a rien de statique (mais les bouleversements radicaux sont bien rares). L’identité évolue aussi dans la mémoire pourtant inchangée car on pourra privilégier, selon les circonstances, tels ou tels souvenirs. La personnalité, donc l’identité, s’adaptera aussi aux transformations des environnements, aux changements de paradigmes de vie, aux passions nouvelles qui émergent, etc… Mais si les postures évoluent, le squelette demeure plus ou moins fixe.
Comment définiriez-vous le concept de singularité ?
La singularité, c’est le style. Pour le comprendre, revenons au modèle théorique : chaque processus évolue soumis aux tensions qu’exercent sur lui les trois dipôles universels (topologique, dynamique et eidétique – cfr. supra). Or, la loi fondamentale de l’évolution des processus qui a été mise en évidence par mon mentor Ilya Prigogine (prix Noble 1977), dit tout simplement que tout processus tente, en permanence, de dissiper optimalement les tensions contradictoires que lui imposent les six pôles universels : nous savons tous qu’à longueur de temps, ce que je voudrais, ce que je pourrais, ce que je saurais, ce que je penserais, ce que je ressentirais et ce que j’inventerais sont en contradiction, ne sont pas (du tout ou tout-à-fait) compatibles, etc… La confrontation de ces tensions a son lieu ; il s’appelle la « conscience ». C’est la conscience qui a la fonction de dissiper optimalement les tensions qui se révèlent, se développent et torturent au sein de soi.
La singularité, c’est, précisément, le style de chacun quant aux méthodes, techniques, rituels, modèles ou procédures qui ont mission de dissiper les tensions et de ramener l’esprit à la quiétude, à la confiance, à la sérénité, à l’harmonie (avec soi et l’autour de soi) et à l’équilibre.
Que vous évoquent les notions de « mêmeté » et d’ « ipséité » chez Paul Ricoeur ?
Paul Ricoeur est un philosophe qui se rattache au christianisme, à la phénoménologie et à l’existentialisme ; trois courants qui me parlent peu, même si – et peut-être parce que – je les connais assez bien.
Quoiqu’il en soit, les concepts « mêmeté » et « ipséité » que Paul Ricoeur a recyclés, indiquent, pour moi, un idée essentielle : tout ce qui existe est unique, irréductible à quelque autre que ce soit.
Cela amène à deux conséquences fortes.
La première : l’égalité n’existe pas, nulle part, puisque, tout ce qui existe étant unique, tout est différent de tout le reste, même de ce qui lui ressemble apparemment. Ces différences incontournables engendrent de pitoyables conflits si on les regardent mal, et engendrent de riches complémentarités si on les regarde bien.
La seconde : les courants wokistes qui gangrènent la pensée contemporaine, nient la personne singulière et unique, et veulent réduire chacun à ses seules appartenances raciales ou sexuelles, religieuses ou culturelles. C’est le plus court chemin vers le totalitarisme.
Avec Marc Halévy, il me semble entendre que « Chacun a. » Sa mémoire, sa vocation, sa sensibilité, son intelligence. Chacun a aussi la possibilité (le devoir ?) de découvrir et définir ce qui lui est propre et fonde son identité. D’explorer aussi sa conscience pour y dénouer les tensions entre les pôles en nous. Chacun a, chacun est.
Je vous donne rendez-vous fin juin pour rencontrer un nouveau Singulier, et ensuite, un nouveau penseur pour explorer et éclairer les sujets de l’identité et de la singularité. Je me réjouis que nous cheminions ainsi ensemble, d’histoires en réflexions, emplis de curiosité pour les personnes et les idées. Merci de votre intérêt et à très bientôt.
Les singuliers qui ont fait ce site web :
- Identité visuelle : Claire Samedi - Atelier Samedi
- Webdesign : Lucile Misandeau - Atelier Umé
- Développement : Micka Desgranges - Mkdgs
- Photographies :
- Le pont et son pilier solitaire : Bertrand Béchard
- Le pigeon qui sort de l’ombre : Cédric Roux
- Le grillage emmêlé : Bertrand Béchard
- Catwoman qui fume : Bertrand Béchard
- Le coquillage fossilisé : Amélie Pelletier
- Séance de dédicaces : Christian Siret
- La femme zèbre : Géraldine Aresteanu